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La Scarzuola (1958-1978) by Tomaso Buzzi,
M le Monde magazine


“LA CITÉ DES SONGES”
Texte Allan KAVAL


DANS SON DOMAINE DE LA SCARZUOLA, en Ombrie, l’architecte italien Tomaso Buzzi (1900-1981) a donné corps à la matière des rêves. En retrait du monde, ce représentant de l’avant-garde milanaise des années 1920 et 1930 a commencé la construction de cet ensemble onirique et ésotérique en 1958 sur les terrains d’un couvent bâti sur le site où, selon la tradition, saint François d’Assise aurait demeuré, huit cent quarante ans plus tôt, dans un abri fait de plantes marécageuses (scarza). L’architecte, né dans une famille lombarde fortunée, a élu domicile dans cette région centrale de l’Italie, qui jouxte la Toscane, les Marches et le Latium, après une carrière passée à assouvir les désirs de beauté de la plus haute bourgeoisie milanaise, en tant qu’architecte, décorateur et designer. Au monde qu’il sert, prospérant à l’ombre du fascisme puis dans les années brillantes de l’après-guerre du miracle économique italien, il a contribué à offrir des demeures princières aux lignes claires. Pourtant, dans son couvent, Tomaso Buzzi veut quitter un univers régi par les lois de la puissance économique et du goût du moment pour mieux embrasser une existence plus introspective et spirituelle. Désormais architecte pour lui-même – de lui-même –, il abandonne radicalement son esthétique d’avant-garde et la pureté de ses angles droits pour faire sortir de terre un monde labyrinthique et symbolique, reflet de son imaginaire. Tomaso Buzzi compose une anthologie architecturale en sept théâtres, parcourus de motifs occultistes et de citations à des édifices du passé, rappelant sa vocation de grand collectionneur. On reconnaît dans le tuf de La Scarzuola des formes empruntées à la villa Adriana, bâtie au IIe siècle près de Rome, ainsi qu’à la villa d’Este voisine, chef-d’œuvre de l’architecture italienne du Seicento. Près d’un théâtre à l’antique, Tomaso Buzzi a érigé une acropole imaginaire où les lieux et les époques sont réunis par les artifices de la mémoire. Le Parthénon y jouxte le Colisée et le Panthéon, tous trois dominés par la silhouette d’un campanile italien. Seule forme humaine émergeant de ce labyrinthe aussi désert qu’une gravure d’architecture, un monumental buste nu de femme se tient à l’emplacement choisi par Tomaso Buzzi pour ériger son « temple d’Eros », achevé par son neveu et actuel maître des lieux, Marco Solari. À un point bas du jardin s’élève la Tour de la méditation et de la solitude, une fausse ruine percée d’ouvertures en spirale.
« Je dois obtenir la fascination de l’inachevé qui est similaire à celle des ruines, les deux donnant à l’architecture cette quatrième dimension qu’est le temps. » Cette citation attribuée à Tomaso Buzzi illustre le programme d’un créateur qui ne renoncera à construire son œuvre intime que trois ans avant de mourir. Inspiré par les peintres italiens du XVIIIe siècle, l’architecte semble avoir vu à travers les ruines le symbole d’un point de passage entre le monde des vivants et le monde des morts. Son corps ne repose pas à La Scarzuola. Tomaso Buzzi y a pourtant bâti un mausolée à son âme. Sa création, a-t-il écrit, représente le « monde (...) dans lequel j’ai eu la chance de vivre et de travailler, [monde] de l’Art, de la culture, de la mondanité, de l’élégance, des plaisirs – aussi des vices, de la richesse, et des pouvoirs – dans lequel, cependant, j’ai fait place à des oasis du recueillement, d’étude, de travail, de musique et de silence (...) : le royaume de la fantaisie, des fables, des mythes, des échos et des réflexions hors du temps et de l’espace (...) Chacun peut y trouver des échos du passé même et des notes de l’avenir...» C’est ce monde où les obsessions singulières d’un homme peuvent entrer en résonance, d’une époque à l’autre, avec celles de tous ses semblables que le photographe vivant à Milan Stefan Giftthaler a arpenté, en recueillant les reflets sur pellicule avec son appareil « moyen format », dans les brumes d’un matin chassées au fil des heures par un grand soleil d’automne.